Biographie redigée par Gilles Dorival
Bernard Dorival
Bernard Dorival est né le 14 septembre 1914, dans un milieu de collectionneurs et d’artistes. Du côté de sa mère Suzanne, son bisaïeul Alfred Beurdeley (1808-1883), d’origine bourguignonne, est un ébéniste d’art reconnu, qui obtient la médaille d’or à l’Exposition universelle de 1867. Il est aussi un marchand de tableaux et un collectionneur, dont les objets d’art sont dispersés à sa mort lors de quatre ventes. Son grand-père, lui aussi prénommé Alfred (1847-1919), exerce le même métier que son père, mais il fabrique aussi des bronzes. Il a une passion pour les tableaux et les dessins, mais sa fortune ne lui permet pas de rivaliser avec les grands collectionneurs. Il se contente de quelques toiles de grands maîtres et accorde une place privilégiée aux « petits maîtres » du XIXe siècle. Sa collection de tableaux, de dessins et d’estampes est néanmoins impressionnante, puisqu’il faudra dix-neuf ventes entre 1920 et 1922 pour la disperser après sa mort. Son fils Marcel (1899-1978), avocat au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation, rachète une partie de la collection paternelle, qu’il ouvre sur l’art contemporain sur les conseils de son neveu Bernard.
Le père de ce dernier, André Dorival (1886-1956), est premier prix de piano du Conservatoire national de Paris. Il mène une carrière de soliste, puis s’occupe des tournées à l’étranger des premiers prix du Conservatoire de Paris. Son frère aîné, Géo, est un affichiste renommé. A cause de la guerre, Bernard n’a connu son père qu’en 1919, à cinq ans. Il lui doit le goût de la musique et l’amour de la montagne, fréquentée tous les étés à Saint-Gervais-les- Bains. A la différence de son père, président de la section Paris-Chamonix du Club alpin français, il n’est pas un alpiniste, mais il arpente la moyenne montagne. C’est à Saint-Gervais que les Dorival ont fait la connaissance des Bauer à qui les a unis une amitié indéfectible, qui continue aujourd’hui encore. Le meilleur ami de Bernard était Michel Bauer, membre du réseau Libération sud, mort en déportation. Sa soeur Anne-Marie a collaboré avec Jean Moulin. Torturée à Lyon par Klaus Barbie, elle a survécu à la déportation, où elle s’est liée avec Geneviève de Gaulle. Les jumeaux Etienne et Jean-Pierre ont eux aussi été des résistants actifs. Bernard a souvent abrité Etienne durant l’occupation.
Bernard accomplit sa scolarité au lycée Carnot, puis au lycée Condorcet. Premier prix d’histoire au concours général, il est admis à l’Ecole normale supérieure en 1934. Son attirance pour l’histoire de l’art se précise à ce moment. Il lit Emile Mâle, suit les cours d’Henri Focillon et de Pierre Lavedan, se lie avec Louis Hautecoeur. Son premier travail scientifique est un diplôme d’études supérieures sur les représentations picturales de saint Jérôme. En 1937, il est agrégé de lettres classiques. Il est professeur au lycée de Laon (1938- 1939), puis pensionnaire de la fondation Thiers. A la fin de 1939, il rejoint l’Institut français de Barcelone. A défaut du catalan, dont l’enseignement est prohibé, il apprend le castillan.
Le conservateur du musée national d’Art moderne
C’est au début de 1941 que Bernard Dorival quitte l’éducation publique pour les musées : Louis Hautecoeur le fait nommer chargé de mission au musée national d’Art moderne (MNAM). L’inauguration du MNAM avait été prévue pour 1939, mais les événements l’ont rendue impossible : elle n’aura lieu qu’en 1947 ! Depuis la révocation de Jean Cassou (1897-1986) par Vichy en septembre 1940, le MNAM n’a plus de conservateur. En 1941, Pierre Ladoué, ancien administrateur général du musée de Versailles et inspecteur général des Beaux-Arts, est nommé conservateur en chef. En mai 1941, Bernard Dorival est nommé conservateur adjoint. C’est la période où les collections nationales sont évacuées en province. Bernard Dorival rejoint le château de Courtalain (1941), puis le château de Cheverny (1944), où est abritée une partie des collections. En 1943, il obtient l’ouverture provisoire et partielle du musée, afin d’éviter la réquisition du bâtiment par l’occupant. Au printemps 1944, il organise à la Galerie de France l’exposition « Dix peintres subjectifs » (parmi lesquels Desnoyer, Marchand, Pignon, Tal Coat), qualifiée de « bâclée et défaitiste » par la presse de Vichy, qui rappelle que Bernard Dorival « entretient ses jeunes élèves de l’Ecole du Louvre d’artistes sémites et décadents tels que Chagall, Soutine ou Modigliani ». A la Libération, il remplit des missions culturelles officielles dans divers pays d’Europe, puis, en 1946, il est détaché à l’UNESCO. Mais il démissionne très vite et reprend ses fonctions de conservateur adjoint auprès de Jean Cassou, qui a retrouvé son poste en 1945. Les deux hommes s’apprécient et les quelque vingt années qui les séparent leur permettent de jouer un rôle complémentaire et de définir une politique d’enrichissement des collections intelligente et efficace. En vingt ans, le MNAM devient l’un des plus importants musées d’art contemporain au monde, en dépit de moyens budgétaires limités, principalement grâce aux dations, aux donations et aux legs des artistes et des collectionneurs. Entre autres, au lendemain de la guerre, les donations Matisse et Picasso ; plus tard, le legs Brancusi (1957), le legs Dufy (1963), la donation Delaunay (1964), la donation Braque (1964), la donation Pevsner (1964), la donation Rouault (1965), la donation Pougny (1966), la donation Laurens (1967). Bernard Dorival visite systématiquement toutes les expositions de toutes les galeries parisiennes. Il se rend chez les artistes dans leurs ateliers et noue des amitiés avec plusieurs d’entre eux, notamment Atlan, Bazaine, Busse, Sonia Delaunay, Kijno, Le Moal, Manessier, Pignon, Soulages, de Staël, Vieira da Silva, Zao Wou Ki. Il organise une centaine d’expositions au MNAM, parmi lesquelles : Valadon (1948) ; Gruber (1950) ; Gonzalez (1952) ; Rouault (1952) ; Dufy (1953) ; Derain (1953) ; De Staël (1956) ; Pevsner (1956) ; Robert Delaunay (1957) ; Bissière (1959) ; Maillol (1961) ; Miro (1962) ; Atlan (1963) ; Bazaine (1965) ; Adam (1966) ; Pignon (1966) ; Kemeny (1966) ; Soulages (1967) ; Hartung (1969). Il est le commissaire général d’une dizaine d’expositions à l’étranger : notamment « Rouault » au Canada (1965) ; « La peinture française contemporaine » en Amérique latine (1966-1967) ; ou encore cinq expositions au Japon, le pays d’adoption de Bernard Dorival : l’exposition dite « Louvre » en 1954, « L’art français du romantisme au surréalisme », deux millions de visiteurs en 1962, « Dufy » en 1967, « Rouault » en 1969, « Robert et Sonia Delaunay » en 1979. Il rédige des catalogues et de nombreuses préfaces.
L’entrée dans le monde des musées ne coupe pas Bernard Dorival de l’enseignement. A la fin de 1941, il est professeur suppléant à l’Ecole du Louvre. Puis il occupe la chaire d’histoire de la peinture française moderne (1942-1946 ; 1956-1965) en alternance avec la chaire d’histoire de la peinture française ancienne (1946-1954). Ses premier cours portent sur Braque, Léger, Matisse, Picasso, Villon, le fauvisme, le cubisme, la peinture populaire (Séraphine de Senlis). Parmi ses élèves, beaucoup sont devenus des conservateurs réputés. Ainsi Françoise Cachin, qui sera directrice des Musées de France, et Michel Laclotte, concepteur du musée d’Orsay et acteur essentiel du Grand Louvre, mais aussi Danièle Giraudy, Pierre Georgel, Michel Hoog, Mady Ménier, Denis Milhau, Daniel Ternois. Les livres qu’il publie alors sont largement issus de son activité d’enseignant : La peinture française (1942) ; Les étapes de la peinture française en trois tomes (1943-1946) ; Images de la peinture française contemporaine (1947) ; Cézanne (1948) ; Les peintres célèbres (1948) ; La belle histoire de la fée électricité de Raoul Dufy (1953) ; Gauguin, Carnet de Tahiti (1954) ; Cinq études sur Georges Rouault (1956) ; Les peintres du XXe siècle en deux tomes (1957) ; L’école de Paris au musée d’Art moderne (1961) ; Atlan. Essai de biographie artistique (1962) ; Peintres contemporains (1964) ; Le dessin dans l’oeuvre d’Antoine Pevsner (1965) ; Du réalisme à nos jours, quatrième tome de l’Histoire de l’art de l’Encyclopédie de la Pléiade (1969).
Les dernières années au MNAM sont difficiles, car il s’entend mal avec son ministre de tutelle, André Malraux, et son cabinet. Lorsque Jean Cassou rejoint les Hautes Etudes en 1964, Bernard Dorival doit patienter trois ans avant d’être nommé conservateur en chef en 1967. Le Centre de Beaubourg est alors en gestation et Bernard Dorival est en désaccord avec le choix des toiles, la manière de les exposer et de les faire tourner. Pendant les événements de mai 1968, le MNAM est menacé d’être occupé et c’est grâce à son action qu’il ne l’est pas. A l’automne, Bernard Dorival est recruté comme chargé de recherche au CNRS pour terminer sa thèse sur Philippe de Champaigne et il présente sa démission de ses fonctions de conservateur en chef. A l’instigation d’Isabelle Rouault, un repas de soutien et d’adieu est organisé en janvier 1969, en présence de nombreux artistes venus rendre hommage à son action au MNAM.
Un autre repas mérite d’être mentionné, car il témoigne de l’estime que portaient les artistes à Bernard Dorival. Ce dernier n’appréciait guère la peinture de deux autres Bernard : Buffet et Lorjou. Du premier, il avait écrit qu’« il avait le mérite d’avoir disputé à la Régie Renault le record de la productivité française ». Le peintre songea à l’attaquer en justice, mais y renonça. Quant à Lorjou, qualifié de « Tartarin de la peinture », confondant expressionisme et exhibitionnisme, il fit un procès à Bernard Dorival et à son éditeur, Pierre Tisné. En octobre 1959, les deux hommes furent condamnés à caviarder quelques lignes du livre, ainsi qu’au franc symbolique. Ils ne firent pas appel. Un dîner de soutien fut organisé à la Coupole. Jacques Villon présidait. Chagall et Picasso avaient envoyé des télégrammes de soutien. La quasi-totalité des peintres abstraits était présente. Un ami de Lorjou vint gifler Bernard Dorival, qui répliqua par un coup de poing. A la fin du dîner, César, Soulages et d’autres lui servirent de gardes du corps jusqu’à son domicile.
Le créateur du musée national des Granges de Port-Royal
Tandis qu’il était conservateur au MNAM, Bernard Dorival fut chargé de créer le musée national du domaine des Granges de Port-Royal. Son goût pour Pascal, Racine, les Solitaires et Philippe de Champaigne était ancien. En 1944, durant son séjour à Cheverny, il avait écrit un livre Du côté de Port-Royal. Essai sur l’itinéraire spirituel de Racine, paru en 1946 : toutes les citations du dramaturge sont faites de mémoire. En 1952, il avait participé à l’organisation de l’exposition « Philippe de Champaigne » à l’Orangerie des Tuileries. La même année, il devient président de la Société des Amis de Port-Royal et va le rester pendant vingt-cinq ans. A sa prise de fonctions, tout est à faire. Le bâtiment des Petites Ecoles est restauré entre 1958 et 1962. Plusieurs expositions sont organisées : « Racine et Port-Royal » en 1955 ; « Pascal et les Provinciales » en 1956 ; « Philippe de Champaigne et Port-Royal » en 1957. En 1963, est publié le guide de référence Le musée national des Granges de Port- Royal. Un travail considérable pour un poste sans traitement !
Le professeur d’Université
Bernard Dorival soutient sa thèse sur Philippe de Champaigne au début de 1973 et, dans la foulée, il est élu professeur d’histoire de l’art contemporain à l’Université de Paris 4- Sorbonne. Il crée un séminaire qui s’ouvre aux artistes vivants. Parmi ses thésards, beaucoup sont devenus des spécialistes réputés : Guida Balas (en Israël), Alain Beausire, Philippe Dagen, Philippe Grunchec, Brigitte Léal, Jean-Michel Leniaud, François Lenell, Alain Vircondelet. Il continue à publier : Robert Delaunay 1885-1941 (1975) ; Rouault (1976) ; Philippe de Champaigne (1602-1674), la vie, l’oeuvre et le catalogue raisonné de l’oeuvre en deux tomes (1976) ; Baroque et classicisme au XVIIe siècle en Italie et en France (1979, en collaboration) ; de nouveau Rouault (1982).
La retraite survenue en 1983 n’interrompt pas cette activité d’écriture : Valloton (1985, en collaboration) ; Sonia Delaunay. Sa vie, son oeuvre, 1885-1979. Notes biographiques (1988) ; Rouault. L’oeuvre peint en deux tomes (1988, en collaboration avec Isabelle Rouault) ; Supplément au catalogue raisonné de Philippe de Champaigne (1992) ; Jean-Baptiste de Champaigne (1631-1681), la vie, l’homme et l’art (1992) ; Yona Lotan (1997). Mais il décide d’arrêter de publier le jour où il porte un jugement sévère sur un travail entrepris à partir des archives Delaunay. Dès lors, il se contente de lire, de visiter les expositions et de se consacrer à Claude, épousée en 1944, à ses quatre enfants et à ses treize petits-enfants. Il donne sa correspondance avec les artistes à la bibliothèque de l’Ecole normale supérieure.
Deux mois après avoir fêté ses 89 ans, Bernard Dorival est mort le 11 décembre 2003.